Aurélien Bernier est un intellectuel influent à gauche. Il est l’auteur de plusieurs livres sur la mondialisation et l’écologie. Il vient de publier « L’Urgence de relocaliser » (Utopia, 12 €). Aurélien a accepté de répondre à nos 5 questions.
L’urgence de relocaliser, Aurélien Bernier (Utopia, 12 €)
1) Bonjour Aurélien, la relocalisation n’a-t-elle pas déjà commencé ?
Malheureusement non. Avec la pandémie, nous avons eu droit à des discours vibrants sur la souveraineté industrielle ou alimentaire, mais les réponses politiques apportées depuis sont ridicules.
L’Etat subventionne des projets industriels de relocalisation ou d’augmentation de la production française, mais avec une approche tout à fait libérale. Il s’agit d’investir dans des technologies de pointe ou des productions à forte valeur ajoutée, sans répondre aux besoins courants. De plus, ces projets créent très peu d’emplois, car dans un ordre commercial libre-échangiste, les productions françaises doivent rester concurrentielles face à celles des autres pays. Pour y parvenir, les industriels automatisent les usines. Avec l’intelligence artificielle et la 5G, cette robotisation risque encore de s’accentuer de façon spectaculaire.
2) Pour quelles raisons faudrait-il relocaliser ?
Certaines raisons sont connues, comme la création d’emplois ou la réduction des impacts écologiques liés au transport international. Mais pour moi, la motivation principale est de remettre sous contrôle démocratique les choix et les modes de production, d’investissement, de les replacer dans le cadre de la loi française.
Dans un Etat libéral comme celui de Macron, cela ne change à peu près rien, j’en conviens. Mais si des forces de transformation écologique et sociale prennent le pouvoir, cela change tout. Le fait de stopper les délocalisations, de relocaliser et d’empêcher la concurrence des importations à bas coût retire une arme redoutable au grand patronat : celle du chantage à l’emploi, de la mise en concurrence des régimes sociaux et des normes environnementales. Non seulement les salariés et l’environnement ne seront plus sacrifiés sur l’autel de la concurrence, mais l’Etat pourra durcir les lois et le contrôle sur les entreprises. Le rapport de force n’aura plus rien à voir.
3) Les produits fabriqués à l’étranger polluent à l’étranger et sont moins chers. Si on relocalise, on ramène les pollutions chez nous et on paye les produits plus chers, non ?
Ce n’est vrai que si nous relocalisons sans rien changer d’autre. Ce n’est pas du tout ce que je défends ! En matière de pollution, le fait de relocaliser permettra d’appliquer des normes françaises là où les entreprises profitaient souvent de réglementations laxistes. Le bilan global sera au contraire moins lourd. Mais le fait d’assumer localement les impacts écologiques de ce que l’on consomme est aussi un changement nécessaire dans les relations internationales, car reporter les problèmes sanitaires ou environnementaux sur les populations précaires des pays du Sud est une forme de néocolonialisme.
En matière de coûts, certains produits seront effectivement plus chers à fabriquer. La question est de savoir qui paiera la différence. Je soutiens que c’est aux grandes entreprises et aux actionnaires de le faire. Il faut les forcer à augmenter les revenus du travail et à réduire ceux du capital. Nous avons plusieurs armes pour imposer cela : les nationalisations, le contrôle des capitaux, la fiscalité…
4) Les institutions internationales, notamment l’Union européenne, interdisent d’aller à l’encontre de la mondialisation et de relocaliser, non ?
Tout ce que je défends dans ce livre est incompatible avec le droit de l’Union européenne et avec les principes des accords de libre-échange. Cela fait plus de dix ans que j’explique que nous ne pourrons conduire aucune transformation écologique et sociale sans rupture juridique avec Bruxelles et sans limiter la circulation des marchandises et des capitaux. Pour l’Union européenne, cela signifie a minima qu’il faut restaurer la primauté du droit national sur le droit européen pour les questions économiques, sociales et environnementales. En ce qui concerne l’OMC et les accords de libre-échange, il faut les dénoncer de manière unilatérale. Mais cela implique qu’il faut aussi penser un ordre commercial alternatif et le proposer aux nations victimes du libre-échange. Plutôt que de livrer une guerre économique permanente aux autres peuples, nous pouvons engager des coopérations dans les services publics, dans la protection de l’environnement, dans la recherche et la culture, mais aussi concevoir les échanges marchands en dehors des Bourses mondiales, de façon à déterminer des prix équitables. Je crois que la France a une surface économique et diplomatique suffisante pour impulser un mouvement de ce type.
« La démondialisation ou le chaos », un autre livre d’Aurélien Bernier
5) Si un gouvernement français voulait relocaliser, comment faudrait-il qu’il s’y prenne concrètement ?
Je détaille dans le livre cinq secteurs d’activité, avec un chapitre pour chacun : les capitaux, la santé, l’alimentation, l’énergie et l’automobile. Je montre en fait qu’il n’y a pas une solution magique, comme on l’entend parfois chez certains monomaniaques du protectionnisme ou de la monnaie.
Pour relocaliser la production de molécules pharmaceutiques de base, par exemple, le protectionnisme ou la dévaluation ne servent à rien car il n’y a plus de production française. Il faut reconstruire une filière et pour moi, ce doit être une filière publique. Je pense qu’il faut procéder par nationalisations successives et qu’ensuite, mais ensuite seulement, cette filière doit être protégée par des droits de douane et des quotas. Dans le domaine de l’énergie, les problèmes principaux sont la privatisation imposée par Bruxelles et la délocalisation des investissements sous l’effet de la concurrence internationale. Il faut re-nationaliser l’électricité, le gaz et même le pétrole, mais il faut aussi que les entreprises du secteur arrêtent de chercher des profits faciles à l’étranger et donnent la priorité au service public en France. Il faut donc reprendre le contrôle politique des choix d’investissement, ce qui oblige à sortir du marché dérégulé des capitaux.
La relocalisation que je défends demande un vrai courage politique et une vision d’ensemble, non seulement de la production, mais des leviers politiques que nous devrons utiliser pour affronter les multinationales et les grandes fortunes.
Merci Aurélien !
Vous pouvez aussi écouter l’entretien que Aurélien Bernier a accordé au podcast de Damien Detcherry « Atterrissages ».
L’urgence de relocaliser, Aurélien Bernier (Utopia, 12 €)