Le Tribunal constitutionnel polonais a annoncé que la constitution polonaise l’emportait sur les décisions européennes. Est-ce que la Pologne a le droit de faire ça ? Va-t-elle devoir sortir de l’Union européenne ? Notre dossier.
Fraîche souveraineté
La Pologne faisait partie de l’Empire soviétique. En 1989, après la chute du mur de Berlin, la Pologne a retrouvé sa souveraineté. C’était il n’y a pas si longtemps pour les polonais, tous les plus de 45 ans s’en souviennent.
Puis la Pologne a rallié l’occident. La Pologne a d’abord accepté la protection américaine en entrant dans l’Otan. En 2004, après un référendum, la Pologne est entrée dans l’Union européenne. À ce moment la Pologne a accepté les règles européennes.
La Pologne est attachée à sa récente souveraineté. C’est pourquoi elle a pris soin, dans un arrêt du Tribunal constitutionnel de 2005, d’affirmer la supériorité de sa constitution sur le droit de l’UE. De plus, la constitution polonaise indique dans son article 8 que « la Constitution est le droit suprême de la République de Pologne ».
Une économie qui marche fort
Depuis, La Pologne est dans le marché européen. Elle bénéficie des fonds de l’Union payés par l’Allemagne et la France par dizaines de milliards. Des salariés polonais viennent travailler en France via le système des travailleurs détachés et ramènent des devises au pays.
La Pologne bénéficie de délocalisations venues, là aussi, d’Allemagne ou de France. Le salaire minimum polonais est d’environ 600 €. On se rappelle, par exemple, de la fabrication de lave-linges qui a quitté Amiens pour l’ouest de Varsovie. Ou de la comptabilité de Castorama partie à Cracovie. Ces délocalisations sont facilitées par les règles européennes de libre-échange. De même, lorsqu’une entreprise ne souhaite plus fabriquer en Chine, elle préfère souvent installer l’usine en Pologne plutôt qu’en France.
Bref, l’économie polonaise se porte très bien, en partie sur le dos des ouvriers français, qui paient trois fois. Une fois parce que leurs impôts financent la Pologne via les fonds européens. Une autre fois parce que leur usine part en Pologne. Une troisième fois lorsqu’ils achètent une machine à laver venue de Pologne.
Orientations dangereuses du parti aux commandes
La Pologne est dirigée par le parti politique « Droit & Justice ». Ce parti est arrivé au pouvoir en 2015 en obtenant de bons scores aux législatives. Droit & Justice mène une politique de droite chrétienne conservatrice. Nous jugeons négativement la politique menée par Droit & Justice en Pologne. Non parce que l’orientation est à droite ou chrétienne, mais parce que le parti multiplie les atteintes à l’état de droit.
Licenciement de hauts-fonctionnaires remplacés par des fidèles du parti (1). Attaques répétées contre les minorités (2). Criminalisation des communistes (3). Mise de la télévision et de la radio d’état (normalement neutres) au service du parti (4). Poursuites contre des journalistes et pressions sur les chaînes privées (5). Et ainsi de suite.
La tonalité générale est inquiétante. Le discours dénonce des ennemis de la nation, tantôt les LGBT, tantôt l’UE, tantôt les communistes, tantôt les juifs. Ce discours préoccupant s’entend chez des journalistes, chez des artistes et des écrivains, chez toutes sortes d’intellectuels.
Disparition brutale du président
En 2010, un crash d’avion a tué Lech Kaczynski, le fondateur du parti Droit & Justice et président de la république polonaise, ainsi que plusieurs membres du parlement (majorité et opposition) et de l’état-major. Jaroslaw, le frère jumeau du président tué, a repris la direction du parti. Il est aujourd’hui considéré comme l’homme fort de la Pologne, peut-être davantage que l’actuel président Andrzej Duda. Depuis ce crash, une dimension complotiste a fracturé le débat politique. Ceux qui croient aux thèses de complot contre la Pologne reprises par le parti Droit & Justice sont considérés comme patriotes. Les autres, ceux qui croient à un accident (qui est pourtant la thèse la plus réaliste), sont méprisés.
Par ailleurs, ce n’est pas anecdotique, l’écologie est au second plan. La Pologne produit son électricité au charbon, l’énergie la plus nocive pour le climat. Elle empêche l’Union européenne de se montrer ambitieuse sur le climat. Le gouvernement laisse aussi détruire la merveilleuse forêt de Bialowieza.
Bref, l’adjectif « illibéral » souvent utilisé pour qualifier la Pologne est mal choisi. Bien que soutenu par la population, notamment pour ses résultats économiques, le parti Droit & Justice dérive vers l’autoritarisme et produit un discours dangereux, nationaliste, entouré de paranoïa.
Que se passe-t-il entre la Pologne et l’Union européenne ?
Dans ce contexte, l’UE et la Pologne entretiennent des relations médiocres.
Pour l’opposition polonaise et les européistes de Bruxelles, le parti Droit & Justice ne respecte pas les valeurs fondamentales de l’Union européenne, ce qui se justifie.
En particulier, les juges du Tribunal constitutionnel ont été nommés de façon illégale par Droit & Justice. Ce sont des fidèles au parti qui ont été choisis. Pourtant les candidats à la magistrature ne sont pas censés provenir du milieu politique. En effet, leur attachement à un parti est difficilement compatible avec leur indépendance.
En 2017, l’Union européenne a activé l’article 7 du Traité sur l’UE qui punit un pays qui viole de façon « grave et persistante » les valeurs de l’Union (dignité humaine, liberté, démocratie, égalité, État de droit, droits de l’homme et des minorités). Plus récemment, la Cour de justice de l’Union européenne a multiplié les décisions défavorables à Varsovie.
La réponse polonaise
C’est dans ce contexte que jeudi 7 octobre dernier, ce Tribunal constitutionnel polonais, sous domination du parti Droit et justice, a rendu un arrêt remettant en cause la primauté du droit européen sur le droit national. Selon ce tribunal, « l’interprétation que fait la CJUE des traités européens est, sur certains points, incompatible avec la Constitution polonaise ». Les juges estiment qu’ils doivent vérifier la conformité à la constitution polonaise du droit européen et des verdicts de la CJUE. Ils refusent toute ingérence au-delà des strictes compétences de l’Union.
Le gouvernement Droit & Justice s’est réjoui de l’arrêt du Tribunal constitutionnel. Il insiste sur la primauté de la constitution polonaise sur les autres sources de droit, donc sur le droit européen. Selon le gouvernement, la décision du Tribunal constitutionnel « n’affecte pas les domaines dans lesquels l’UE a des compétences déléguées dans les traités ». Ainsi, la Pologne ne remet pas en question les règles de concurrence, de commerce ou de protection des consommateurs.
L’UE, de son côté, n’accepte pas du tout cette décision. La Commission européenne revendique la suprématie de son droit sur les droits des pays de l’UE, y compris sur leurs constitutions. Le commissaire européen à la justice Didier Reynders a averti que l’UE utiliserait « tous les outils » à sa disposition pour préserver la suprématie du droit européen.
Alors qui a raison ? De la Pologne ou de l’UE, qui doit avoir le dernier mot ? Autrement dit, qui exerce la souveraineté en dernier ressort : le peuple polonais ou la technostructure européenne ?
Cadre dualiste
En fait, on entre dans ce que les juristes appellent un « cadre dualiste ». Dans tous les pays de l’UE, il y a deux systèmes juridiques imbriqués l’un dans l’autre. D’un côté le droit de l’UE organisé autour des traités. De l’autre le droit national organisé autour de la constitution.
L’Union européenne revendique la suprématie du droit européen depuis les années 60-70, et dans la pratique, l’obtient largement. Les justices nationales reconnaissent la « place spécifique » du droit européen et les juges nationaux l’appliquent au quotidien.
Généralement, le droit européen est reconnu par les pays de l’UE à partir de leurs constitutions nationales. La constitution de chaque pays reste donc le texte fondamental, au sommet de la pyramide du droit. Par exemple, en France, c’est l’article 88-1 de notre constitution qui dit que « la République participe à l’Union européenne ». En Pologne, c’est l’article 90 : « La République de Pologne peut céder, en vertu d’un traité, à une organisation internationale [ici à l’Union européenne] les compétences des pouvoirs publics sur des questions particulières. »
Paradoxe constitutionnel
Ce sont donc les constitutions de chaque nation qui instaurent le droit européen. De ce fait, la suprématie du droit européen n’est issue… que de la suprématie des constitutions nationales. C’est le paradoxe constitutionnel.
La prétendue supériorité du droit européen, ainsi que l’analyse Pierre Lévy, ne vient que « d’une simple jurisprudence auto-décrétée par les juges européens en leur propre faveur. Et elle ne tient, et n’a été confortée par la suite, que parce qu’aucun gouvernement n’a souhaité la remettre en cause. »
Eh bien ça y est, le gouvernement polonais la remet en cause.
L’entrée dans l’Union est un aller simple
La Pologne offre ici un exemple de l’affrontement entre les deux systèmes juridiques. Il faut dire qu’une partie de l’opinion polonaise a le sentiment d’avoir troqué la domination russe contre une domination allemande via l’Union européenne.
Certains reprochent à la Pologne d’avoir accepté toutes les règles européennes au moment de son entrée dans l’Union et de ne plus accepter les termes du contrat qu’elle a signé. C’est effectivement à l’entrée que la Pologne aurait pu demander des aménagements spécifiques. D’autres pays, comme l’Irlande ou le Danemark l’avaient fait auparavant. Ces pays avaient obtenu des « protocoles ». Ce sont des ajouts aux traités visant à protéger leurs intérêts spécifiques.
Au moment des négociations, l’UE a demandé à la Pologne « d’engager toute démarche afin d’assurer la conformité de sa législation future avec le droit de la Communauté européenne ». Autrement dit, l’entrée dans l’Union est un moment d’alignement du droit national sur le droit européen. Le but est justement d’éviter toute divergence juridique.
On comprend alors qu’une fois dans l’UE, il est trop tard. L’adhésion à l’UE verrouille indéfiniment le droit d’un pays par alignement obligatoire avec le droit européen !
UE ou démocratie : il faut choisir
Ici, le parti Droit & Justice est arrivé au pouvoir après l’adhésion à l’UE. Comment dès lors remettre en question les règles européennes ? Bien que ses orientations soient contestables, l’arrivée au pouvoir de Droit & Justice a été démocratique.
On observe bien que l’appartenance à l’Union interdit de faire diverger le droit national du droit de l’Union, même sur la base d’élections démocratiques. « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens », avait dit l’ancien président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker. C’est confirmé.
Puisque tout pays européen est tenu d’appliquer pour toujours les règles des traités, quels que soient ses choix démocratiques, on comprend que l’UE agit comme un super verrou. Pour le dire autrement, le droit européen est super-gluant.
Quelle issue ?
La Pologne vient d’engager le bras de fer.
Un pourrissement de la situation est possible, avec un pays qui reste formellement dans l’Union mais n’en applique pas le droit, ou partiellement, avec une multiplication des dérogations (par clauses d’exemption ou de fait).
Mise à part cette possibilité, à la fin de ce bras de fer, la Pologne devra soit se soumettre, soit quitter l’Union.
En effet, les textes européens sont quasi-impossibles à changer et les institutions européennes sont inaccessibles aux revendications des peuples.
Les peuples n’ont de pouvoir démocratique que sur l’écriture ou l’interprétation de leur constitution. C’est le cadre privilégié d’exercice de leur souveraineté populaire.
Se coucher ou sortir
On comprend ainsi que la technostructure européenne se méfie non seulement des volontés des peuples de sortir de l’Union, mais aussi des « interprétations habiles » des constitutions nationales qui pourraient faire primer la nation sur l’Union.
Cependant, aucun peuple ne peut être indéfiniment tenu par ses décisions des générations précédentes. Évidemment, un peuple souverain a toujours la possibilité de réviser sa constitution, et de la réécrire sans qu’elle ne soit alignée sur le cadre de l’UE.
Mais cela impose un choix.
Soit le pays continue d’appliquer les règles européennes malgré une volonté contraire du peuple (c’est cette humiliation qu’a subie la Grèce de Alexis Tsipras), soit il cesse d’appliquer le droit européen. L’Union européenne étant par définition l’acceptation du droit européen, c’est une sortie de l’UE. Pour la Pologne, un Polexit.
Soit on se couche, soit on sort.
Conclusion
Dans un premier temps, nous souhaitons que la Pologne reste une démocratie. Nous souhaitons que les polonais rétablissent au plus tôt l’équilibre et la séparation des pouvoirs. Néanmoins, la Pologne, malgré sa tentation autoritaire, est un état souverain et ce n’est pas aux Français ni aux institutions européennes d’exercer un contrôle direct sur le fonctionnement de la république de Pologne. D’autant plus qu’on sait le manque de démocratie en France (pouvoir solitaire du président, dérive oligarchique, médias possédés par les milliardaires, etc.), ce qui rend difficile de donner des leçons.
Les peuples sont toujours souverains, et la place importante accordée au droit européen ne saurait résister à un peuple déterminé qui se donnerait d’autres règles que celles de l’Union, par la libre réécriture ou la réinterprétation de sa constitution.
Pour notre part, nous voulons faire tomber l’ordre juridique européen, mais pour des raisons très différentes de Droit & Justice. Nous déclarons notre amitié pour tous les peuples d’Europe et notre volonté de coopérer avec eux. Mais nous voulons faire tomber l’ordre juridique européen. La raison principale est que nous estimons, au fond, qu’il n’est pas compatible avec notre conception de la démocratie et de l’écologie.
Une nouvelle constitution
Nous souhaitons une réécriture de notre constitution, plus démocratique et plus écologique. Nous anticipons que sur de nombreux points elle ne sera pas compatible avec les traités européens, mercantiles et productivistes. Alors nous devrons faire respecter notre nécessaire souveraineté.
C’est pourquoi, avec les importantes réserves et les inquiétudes que nous avons indiquées, en précisant notre soutien à tous les défenseurs d’une authentique démocratie en Pologne, nous soutenons la démarche de la Pologne visant à faire prévaloir sa Constitution sur le droit des traités européens.
Parce que nous souhaitons que la France, à son tour, fasse prochainement prévaloir sa nouvelle constitution.
Notes
(1) « Droit & Justice a modifié le code de la fonction publique, facilitant le licenciement de professionnels et l’embauche de valets du parti, mais il a aussi congédié les chefs d’entreprises nationales. Des membre du parti, leurs amis et leurs proches ont remplacé des experts à la direction de grandes sociétés. » Anne Applebaum, Démocraties en déclin, 2020, p. 38.
(2) La Pologne ne reconnaît aucune forme d’union homosexuelle (ni mariage, ni pacte civil).
Krzysztof Sobolewski, président du comité exécutif du parti Droit & Justice, oppose le drapeau polonais et le drapeau arc-en-ciel.
Joachim Brudzinski, député européen de Droit & Justice, a dit que la Pologne serait plus belle sans les LGBT.
Des autocollants « zone sans idéologie LGBT » ont été diffusés par un hebdomadaire conservateur proche du parti au pouvoir. https://www.ouest-france.fr/europe/pologne/pologne-un-magazine-proche-du-gouvernement-diffuse-des-autocollants-anti-gays-6457309
« En 2019, le Tribunal constitutionnel polonais, contrôlé par le parti conservateur Droit & justice, autorise les commerçants à refuser des clients homosexuels au nom de leurs convictions religieuses (…) En 2019, au moins 88 localités polonaises (dans lesquelles vit environ 30 % de la population) adoptent des résolutions dans lesquelles des services privés peuvent être refusés à des personnes LGBT+ » Source wikipedia ht vvvvvtps://fr.wikipedia.org/wiki/Droits_LGBT_en_Pologne
(3) Le délit de « propagation en public le régime fasciste ou un autre régime totalitaire » (passible de 2 ans de prison) est utilisé pour empêcher le parti communiste polonais de s’exprimer. Droit & Justice a prévu de durcir cet article et de l’étendre explicitement au communisme. Le 17 mars 2020, des rédacteurs du journal du Parti communiste de Pologne Brzask et de son site web, accusés de promouvoir un système d’État totalitaire, ont été condamnés à des amendes, ils risquaient la prison. https://www.transform-network.net/fr/blog/article/communistes-traduits-en-justice-un-proces-en-heresie-fonde-sur-larticle-13-de-la-constitution-pol/
(4) https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/pologne-mainmise-sur-les-medias-publics_3064279.html et https://www.lepoint.fr/monde/le-bon-changement-conservateur-arrive-aux-medias-publics-polonais-05-02-2016-2015699_24.php
(5) Selon Reporters sans frontières, qui a déclaré « l’état d’urgence de la presse en Pologne », « depuis le retour au pouvoir du PiS en 2015, la Pologne a chuté de 46 places au Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF, et se situe désormais à la 64e position sur 180 pays ». De plus, « sous couvert de lutte contre les ingérences étrangères dans le débat public, [le gouvernement de Droit & Justice] cherche en réalité à influencer la stratégie éditoriale des médias polonais en faveur de l’exécutif. Le sort de TVN pourrait suivre celui de Polska Press, le plus grand réseau des médias régionaux, racheté récemment par la compagnie pétrolière PKN Orlen contrôlée par l’Etat, qui n’a, depuis, pas hésité à se séparer des journalistes critiques. Quant aux médias publics, leur transformation en outils de propagande a été achevée avec perfection, comme l’a dénoncé RSF à la suite d’une nouvelle série de licenciements abusifs en 2020. » https://rsf.org/fr/actualites/rsf-declare-letat-durgence-de-la-liberte-de-la-presse-en-pologne