Le manifeste de notre association ne comporte pas une seule fois le mot de décroissance. Cependant, les mots « sobriété » et « réduction » apparaissent plusieurs fois. Certains de nos membres se revendiquent de la décroissance, d’autres non, s’en tenant à l’écologie. Mais au fait, qu’est-ce que la décroissance ?
Croissance standard
Une mesure économique appelée « produit intérieur brut » (PIB) évalue l’ensemble des biens et services produits par l’économie et mis au service des consommateurs chaque année. La croissance est l’augmentation de cette quantité.
La croissance est l’état ordinaire de l’économie. Excepté de rares épisodes, comme les guerres, les pandémies ou les crises passagères, la croissance semble même un état permanent.
Croissance mondiale, Kose et Kurogawa 2010, via Alternatives économiques
S’il y a croissance économique, on produit chaque année davantage. En conséquence, on fournit chaque année à la population davantage de voitures, d’appareils électroniques, de meubles, de mètres carrés de logement, et ainsi de suite.
Grâce à la croissance économique, les ménages s’équipent en France, 1980-2012. Slate
Avec la croissance, l’amélioration technologique et l’invention de nouveaux appareils, la quantité de possessions matérielles des populations a fortement augmenté, et avec elle le confort de vie. Certes, la richesse est inégalement répartie, mais des centaines de millions d’humains ont accès à une automobile pour se transporter, un smartphone pour s’informer, communiquer et jouer, un téléviseur, un réfrigérateur, etc. Cette relative profusion est perçue comme une amélioration du niveau de vie.
La famille Ukita, de Tokyo, en 1994, avec tout ce qu’elle possède. Peter Menzel
Nous baignons donc dans un univers où la croissance est habituelle et normale. Pourtant, une partie de la population n’est pas satisfaite. Ni par le haut niveau de production, ni par le confort, ni par l’abondance matérielle.
Une définition précise
La décroissance est un mouvement de pensée selon lequel la production marchande atteint des niveaux trop élevés, si élevés qu’il est souhaitable de moins produire, de réduire notre consommation matérielle et énergétique. La décroissance n’est pas un projet perpétuel : il s’agit de ralentir l’économie jusqu’à un niveau jugé acceptable. Une fois ce niveau atteint, l’économie peut trouver un régime de fonctionnement globalement stationnaire, plus pérenne.
Une définition partagée assez largement dans les milieux décroissants semble s’être imposée :
La décroissance est un ralentissement de l’économie, transitoire, démocratiquement organisé, visant à alléger l’empreinte écologique, en réduisant les inégalités, avec le souci du bien-être.
C’est la définition portée par la Maison commune de la décroissance, l’Observatoire de la post-croissance et de la décroissance et l’économiste Timothée Parrique.
Pourquoi décroître ?
D’abord, les décroissants contestent l’utilité de la croissance. Certes, un certain niveau de l’économie permet de sortir de la misère et d’assurer nos besoins essentiels. Mais ensuite ? Si je suis bien chez moi, ai-je besoin d’une maison plus grande ? Faut-il fabriquer tant de voitures quand il y en a déjà 40 millions en France ? Dois-je acheter un smartphone si mon vieux Nokia fonctionne encore ? Pour les décroissants, l’abondance matérielle est futile, superflue, et le bonheur doit être cherché ailleurs, dans les relations sociales et amoureuses, les soirées conviviales, la poésie… des domaines immatériels.
Ensuite, il y a plusieurs raisons pour lesquelles l’économie devrait décroître.
La principale est que les hauts niveaux de production marchande ont une empreinte écologique excessive et tendent à détruire le vivant et l’habitabilité de notre seule planète. La décroissance a alors comme objectif de descendre en dessous des seuils de soutenabilité écologique pour alléger cette empreinte et soulager la nature.
La seconde raison est que la croissance a des aspects désagréables : aliénation par le travail, pour être toujours plus productif, compétitif et concurrentiel, métiers qui manquent de sens (« jobs à la con »), budget toujours sous tension pour acheter les appareils nécessaires pour ne pas être déclassé, perte de lien social pour cause de marchandisation…
La troisième raison est que nos ressources sont en quantités limitées. Aussi il est impossible de maintenir indéfiniment les niveaux de production actuels, et a plus forte raison de les faire croître. Il serait moralement défendable de laisser les ressources dans le sous-sol pour que des générations futures en bénéficient.
Une décroissance inévitable
Selon ce dernier argument, la fin de la croissance est inévitable. Faute de ressources en quantités suffisantes, parce que nous allons manquer de cuivre ou de pétrole, la croissance va s’arrêter. Une autre raison est que nous risquons de tellement polluer la nature, et de tellement modifier l’atmosphère, que l’économie souffira d’un environnement dégradé et ne pourra plus persévérer. Bien sûr, personne ne lit l’avenir, certains s’y sont déjà cassé les dents.
Actualisation des données sur une modélisation du rapport Meadows, Turner, 2012
Une des références majeures, sur le sujet, est le rapport Meadows, publié en 1972, il y a 50 ans, et qui n’a pas encore été démenti. Il a pour l’instant été plutôt confirmé sur une étape intermédiaire. Dans un petit programme informatique appelé « World3 », des cybernéticiens ont mis au point une simulation du système terre. Même en modifiant significativement les paramètres, ils obtiennent une forte baisse de la production économique, et même de la population, au cours du 21ème siècle. Nous avons déjà dit les deux raisons : le manque de ressources et l’excès de pollution.
Vaincre la fatalité ?
Il existe quelques arguments pour contrer l’idée de décroissance inévitable.
Le principal argument est le génie humain. L’idée est que si les humains souhaitent maintenir la croissance, ils trouveront des technologies pour repousser les limites annoncées. S’il n’y a plus de pétrole, on trouvera autre chose : l’hydrogène, l’électrique, les biocarburants à base d’algues, la fusion ? Peut-être autre chose d’encore inconnu. S’il manque un métal, on lui trouvera un substitut. Et pour le climat, on peut envisager des solutions techniques.
Après tout, et sans remonter à Malthus, des scientifiques sérieux pensaient dans les années 60 que la famine reviendrait massivement à brève échéance. Malgré la forte croissance de la population, la « révolution verte » (bien qu’elle pose des problèmes majeurs de notre point de vue) a empêché ces grandes famines, et nous sommes aujourd’hui 8 milliards sur Terre.
Cependant les cornucopiens – ceux qui pensent que nous vivons un âge d’abondance pour longtemps – ne lisent pas davantage dans l’avenir que les décroissants. En outre, les promesses de la technologie restent incertaines, voire douteuses.
Notre avis
Que l’on ne compte pas sur nous pour taper sur les décroissants ! Ce sont des amis de l’écologie, des amis de la démocratie, et des amis du peuple. Ils sont nos camarades.
Nous considérons que le système économique actuel contribue à détruire l’habitabilité de la planète, et que sa croissance pose des problèmes plus graves que ceux qu’elle résout. Nous ne sommes pas hostiles à tout progrès technique, surtout à une époque de nécessaire décarbonation. Cependant, nous pensons que le potentiel de l’innovation technique est trop incertain. C’est la raison pour laquelle nous doutons des discours qui s’en tiennent là.
Nous reconnaissons en revanche un immense potentiel à l’innovation frugale, selon la formule de la climatologue Valérie Masson-Delmotte. Il y a des façons de maintenir une société stable et fonctionnelle tout en faisant baisser drastiquement la consommation matérielle. Nous pouvons basculer à grande échelle sur des solutions suffisantes et déjà existantes. Il y a le vélo et le vélo caréné, le train à moyenne vitesse, la maison mieux isolée et le caleçon en laine, la salle d’arcade plutôt que la console dans chaque foyer, le cybercafé, l’agroécologie peu mécanisée…
Ce tricycle électrique caréné consomme environ 80 fois moins d’énergie qu’une voiture électrique
Ces solutions, immédiatement disponibles et à faible coût, apportent des niveaux de confort inférieurs mais honorables. Elles permettent de réduire rapidement, presque facilement, notre impact écologique. Revenir à des niveaux proches des limites planétaires, dans un pays riche comme la France, serait un gain considérable.
Pour se résoudre à cette modeste perte de confort, une forte implusion collective est nécessaire. C’est le sens de notre engagement, que nous soyons décroissants ou non.