Alice Desbiolles est médecin de santé publique et épidémiologiste. Spécialiste en santé environnementale, elle a publié « L’éco-anxiété : vivre sereinement dans un monde abîmé » (Fayard, 2020). Elle a critiqué la gestion gouvenementale autoritaire du Covid dans les médias.
1) Bonjour docteure Desbiolles, qu’est-ce que l’éco-anxiété ?
En quelques mots, l’éco-anxiété est un état d’âme, une sensibilité qui résulte d’une prise de conscience des désordres environnementaux du monde, causés notamment par certaines activités humaines : agriculture intensive, déforestation, pollution, destruction de la part sauvage du monde, conflits et tensions sociales…. Cette éco-anxiété se traduit notamment par une certaine anxiété anticipatoire, l’avenir étant perçu comme compromis. Elle est aussi provoquée par une réponse collective et politique absente ou inadaptée.
Précisons que tout le monde peut devenir éco-anxieux, car les enjeux écologiques nous concernent tous.
2) Il est de plus en plus visible que le climat se dérègle. Selon une étude (1), 85% des Français en sont inquiets. Doit-on voir l’avenir en noir ?
Je ne suis pas dans la prescription, je ne dis pas comment il faut percevoir l’avenir. Je pense qu’il est très difficile de se projeter avec une vision négative ou désespérée de l’avenir. La peur n’est pas une émotion fédératrice sur le long terme. Je préfère l’espérance et l’action à la déploration.
Il convient de naviguer entre les constats rationnels et relativement consensuels des scientifiques (GIEC, IPBES), nos propres perceptions quant l’évolution du monde, et tout un panel de solutions désirables que l’on peut mettre en place pour ne pas éteindre nos espérances et nos aspirations.
3) Lorsque l’on a cette prise de conscience, on essaie d’agir individuellement. On évite le gaspillage, on éteint la lumière, on s’empêche de prendre la voiture, parfois au point de se torturer la vie, surtout quand les autres habitants du foyer ne jouent pas le jeu. Ça en devient une charge mentale. Peut-on se faciliter la vie sans culpabiliser ?
Nous vivons entourés de personnes, famille, amis ou collègues, qui peuvent ne pas partager ces préoccupations. Ou faire preuve d’une adhésion de principe plutôt qu’en actes. La question est donc : comment se positionner pour ne pas tomber dans la culpabilité, l’indifférence ou le ressentiment ?
Dans mon ouvrage, je développe plusieurs pistes en ce sens. En premier lieu, la résolution de l’éco-anxiété nécessite de régler les causes systémiques et globales qui la provoquent. Ou a minima d’apporter une réponse politique adaptée et démocratiques aux problèmatiques environnementales, et donc sociales, qui nous percutent.
Il ne faut pas faire porter aux seuls individus le poids de la responsabilité des dérèglements du monde, surtout lorsque les trois quarts des réduction de carbone sont entre les mains des entreprises et de l’Etat. Les causes de l’éco-anxiété sont systémiques, globales et internationales. Elles demandent une réponse systémique, globale et internationale. Cette réponse dépasse les capacités d’action d’un individu.
Atlas portant la voûte céleste sur ses épaules
Les « petits gestes » ne sont pas suffisants, mais ils sont importants et nécessaires. Ils présentent de nombreux co-bénéfices. La mobilité à pied ou à vélo réduit la pollution et constitue une bonne activité physique. Réduire la consommation de protéines animales est bon pour la santé.
Pour autant, les défis écologiques ne peuvent pas servir de prétexte à réduire les droits et les libertés des populations. La transition que j’appelle de mes voeux mène au contraire à une société plus juste et démocratique.
4) Dans ce cas, peut-on guérir de l’éco-anxiété par l’action collective ?
Je n’utiliserai pas le mot « guérir » car l’éco-anxiété n’est pas une maladie. Quand on est éco-anxieux, on le reste. A moins que les causes de l’éco-anxiété disparaissent, mais nos sociétés n’en prennent pas le chemin.
C’est toute la question de mon livre : comment vivre, s’épanouir, grandir, avec cette sensibilité au monde ?
La sensibilité aux enjeux écologiques est vectrice d’émancipation, de sens, de liberté. Elle est intimement politique car elle permet de s’engager et de se réapproprier son destin environnemental.
Entre contrainte autoritaire et déresponsabilisation, il est important de trouver un juste équilibre, tant à l’échelle individuelle que collective.
5) Depuis plus de deux ans que le Covid-19 est apparu, plusieurs vagues de contaminations ont eu lieu et les derniers variants semblent moins virulents. Est-ce la fin de toute cette histoire ?
Malheureusement, je ne pense pas.
D’abord, nous entrons dans l’ère des pandémies, pour reprendre le titre du rapport « Echapper à l’ère des pandémies » de l’IPBES (2). Que le Sars-Cov-2 disparaisse ou devienne endémique ne veut pas dire qu’il n’y aura pas d’autres pandémies.
Si la fuite de laboratoire ne peut être exclue, le rapport insiste sur les causes anthropiques d’émergence d’agents pathogènes : la déforestation, le trafic d’animaux sauvages et la perte de la biodiversité. Ce sont des facteurs de risque pour la santé humaine, avec la possibilité d’émergence d’agent pathogènes dangereux ou pandémiques. Le lien entre santé des écosystèmes et santé humaine est ilustré par le concept « une seule santé » ou « santé planétaire ».
Pour éviter le risque de transmission vers l’homme, il faut revoir de manière globale notre manière d’habiter le monde et bien comprendre que la santé humaine s’inscrit dans le respect des autres formes de santé. Cela passe par des changements de paradigmes profonds, économiques, sociétaux, philosophiques… La vie et le bien-être sur terre de l’espèce humaine dépendent de la santé planétaire et de la santé des autres vivants.
Merci docteure !
L’éco-anxiété, vivre sereinement dans un monde abîmé, Fayard, 2022, 18 € (lien)
(1) Rapport IFOP, 2018
(2) Rapport de l’IPBES « Echapper à l’ère des pandémies »